Semen Nikolaevitch Gabyshev, un éleveur de rennes devenu co-chercheur

Un article publié dans le bulletin scientifique du Service de Coopération Scientifique de l'Ambassade de France à Moscou (Russie), sur le projet BRISK d'Alexandra Lavrillier, son observatoire chez les Evenks de Sibérie, la co-production des savoirs et sur le co-chercheur autochtone Mr Gabyshev (membre associé au CEARC, convention d'accueil UVSQ). (Interview d'août 2014)

Voici l'acticle complèt

​(Origine : BE Russie numéro 67 (30/10/2014) - Ambassade de France en Russie / ADIT - http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/77027.htm)

 

Alexandra Lavrillier est maitre de conférences en anthropologie à l'Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), au sein du laboratoire CEARC (anciennement Centre Européen pour l'Arctique, aujourd'hui Cultures, Environnements, Arctique, Climat). Elle travaille depuis 20 ans auprès des éleveurs de rennes de Sibérie, comme les Evenk et les Evène. Mme Lavrillier a passé de nombreux mois de missions aux côtés des Evenk et a appris leurs langues. Lorsque le projet BRISK (financé par l'ANR, Agence National pour la Recherche) et co-financé par l'IPEV (Institut Polaire Paul-Emile Victor) a été lancé, c'est tout naturellement que Semen Nikolaevitch Gabyshev, éleveur de rennes, s'y est associé, prenant part à toutes les étapes de la recherche, de la définition des méthodologies à l'analyse des données, en passant par les publications et les séminaires de recherche. Il est d'ailleurs aujourd'hui membre associé du CEARC.

BE Russie : Comment avez-vous commencé à travailler ensemble ?

Alexandra Lavrillier : On s'est rencontré il y a déjà 15 ans, dans le cadre de mes recherches d'anthropologie. Lorsque j'ai commencé à travailler sur le projet BRISK, Semen a tout de suite été prêt à s'impliquer dans le projet. Il a montré son intérêt et a exprimé ses propres idées de recherche dès le début. Il est ensuite devenu co-chercheur autochtone dans le projet.

Le projet BRISK a pour but de lier les connaissances scientifiques et celles des peuples autochtones sur les changements climatiques et environnementaux dans les régions arctiques. Avec mes collègues du Laboratoire de Météorologie Dynamique (C. Claud) [1], du Muséum National d'Histoire Naturelle (M. Roué) [4] et de l'UNESCO (D. Nakashima) [2], nous avons mis en place ce projet. Nous avons quatre zones d'étude, dont deux en Russie, dans la région Yakoutie-Amour auprès des Evenk et avec mon collègue Semen, et en République Touva auprès des Touva-Tozhou, organisé par notre doctorant climatologue et anthropologue M. Rojo. Mes collègues travaillent également dans le nord de la Norvège (M. Roué) et de la Suède (S. Roturier) avec les Sami. Le but est d'étudier les changements climatiques et environnementaux arctiques en associant les connaissances et observations des autochtones et celles des scientifiques. Les peuples autochtones avec qui nous travaillons sont, dans leur quotidien, en observation constante de l'environnement naturel.

Dans le consortium du projet, plusieurs disciplines scientifiques sont représentées : l'anthropologie, la climatologie, la géographie et l'ethnobiologie. Dans un développement ultérieur, je pense qu'il serait intéressant d'inviter d'autres scientifiques, notamment des biologistes et des spécialistes de la neige et de la glace. Nous prévoyons aussi de monter un projet européen et également d'ouvrir ce projet à nos collègues russes. Nous collaborons déjà avec le BGPU et l'AMGU et avec nos collègues yakoutes. Notre but est d'opérer une véritablement coproduction de nos savoirs.

BE Russie : Semen Nikolaevitch, il y a trois ans vous avez décidé de travailler avec Alexandra, pourquoi ?

Semen Nikolaevitch : Je m'intéresse à la science d'une manière générale et je considère depuis longtemps qu'il faut étudier plus avant les changements climatiques et environnementaux selon ce que nous savons et selon les sciences. Par exemple, nous remarquons depuis longtemps un décalage important dans l'installation de la neige et dans les températures.

Alexandra Lavrillier : C'est vrai qu'il y a de nombreux changements visibles. Par exemple, la neige s'installe un à deux mois plus tard qu'il y a 20 ou 30 ans. Ce sont des changements considérables. Les éleveurs de rennes disent tous "le climat a beaucoup changé".

Semen Nikolaevitch : Oui c'est vrai. Le climat n'est plus le même.

BE Russie : Comment ses changements vous ont affecté ?

SN : Nous avons parfois du mal à nous adapter à ces changements, notamment aux sauts de température. Un jour, il fait froid et il neige. Le jour suivant, il fait chaud et la neige fond brutalement. Puis, il refait froid et la couche de neige gèle, formant ainsi une croûte dure très gênantes pour nos activités d'élevage. Il est difficile de s'y retrouver.

Autre exemple, à cause du changement climatique, la période de reproduction des rennes est perturbée, décalée. Ceci représente un danger pour le troupeau, car par exemple, lorsqu'une femelle met bas tardivement, proche du premier chant du coucou, nous savons alors que le bébé renne a peu de chance de survivre. Pour une croissance en bonne santé, les bébés rennes doivent naître en période neigeuse où il fait encore assez froid, tandis qu'aujourd'hui le printemps est de plus en plus précoce.

AL : Le chant du coucou est une marque calendaire importante pour eux - le nouvel an. C'est une période, qui correspond normalement à la fin de la période des naissances chez les rennes et à celle du renouvellement de la couverture végétale après les longs mois d'hiver. Ce problème de dérèglement du cycle de reproduction des rennes a également été remarqué par les Sami (cf. S. Roturier) et les Touva-Tozhou (cf. M. Rojo). Et le phénomène de sauts de température d'un jour sur l'autre est également un problème que l'on retrouve dans toute la zone arctique. Ce problème a fait l'objet de plusieurs publications d'une climatologue connue, Mme Weatherhead [3], qui utilise le terme de "temperature jump".

SN : Nous observons également des changements environnementaux considérables, notamment, dans la couverture végétale. Par exemple, les zones à végétation rase, comme les "amnunna", se couvrent peu à peu d'une végétation dense.

AL : Il faut savoir que dans leur langue, les Evenk ont des mots-concepts spécifiques pour décrire l'environnement et ses états. Par exemple, "amnunna" est un large bassin de rivière qui, selon les Evenk, a été façonné par la glace. En effet, il y a un phénomène physique complexe que les Evenk expliquent ainsi: lorsqu'il fait extrêmement froid (-45°c/-60°C), la glace de la rivière gelée et qui a débordée sur les sols des rives emprisonnant ainsi la base des arbres, se soulève en se gondolant et se craquelant. Dans ce processus, l'épaisse glace arrache les racines des arbres. Par conséquent, cela donne des paysages à la végétation rase le long des rivières, où peuvent se développer des herbes très nutritives, dont les rennes se nourrissent. Mais, avec les changements, les températures augmentent et ce phénomène est moins fréquent. Par conséquent, des arbres commencent à repousser dans ces endroits et la forêt reprend ses droits sur ce type de pâturage. Le paysage se transforme alors et ces herbes qui sont essentielles aux rennes ne peuvent plus s'y développer. Il s'agit, par exemple de la prêle, une herbe tubulaire longue, que l'on trouve d'ailleurs aussi en France le long des rivières, connue pour ses valeurs nutritives chez les éleveurs, mais également en phytothérapie.

Ceci est un exemple parmi bien d'autres, issu d'un savoir si immense que, même après 20 ans de travail avec les nomades, je découvre encore au quotidien de nouveau pans de ce savoir. Je me rends compte aussi que sans comprendre leur langue, on ne peut ni avoir accès, ni comprendre leurs concepts et leur savoir.

Pour vous donner un autre exemple, ils ont de très nombreux mots-concepts pour parler de la neige et de ses différents états : par exemple, il y a une neige dure et compacte qui peut soutenir un chien coursant un animal et une autre, au contraire trop poudreuse dans laquelle le chien ne pourra pas évoluer. Il y a aussi une certaine neige dont le nom évenk comporte une seule syllabe, mais qui nécessite deux pages d'explication. Il y a de plus une classification selon la taille et l'état des flocons. Grâce à des enchaînements logiques complexes, les nomades associent à chaque type de neige une série de conséquences sur la qualité de la future chasse, de l'élevage, sur les états de la faune et de la flore. A partir de cette typologie, du type de neige qui est tombée et de la manière dont elle a fondu, les éleveurs font des pronostics sur la faune et la flore de l'année suivante. L'importance des pronostics est considérable, puisque par exemple, le renne sauvage est leur gibier par excellence, sur lequel vit toute la population.

S. Gabyshev lors de mesures le long d'une amnunna Evenk, Yakoutie (Crédits : Lavrillier)

SN : Par exemple, en novembre, lorsqu'on voit passer la migration des rennes sauvages venus du grand nord, on comprend que la qualité de la neige doit y être mauvaise pour eux, sans doute de la neige de type chega. Il s'agit d'une neige formant comme une couche épaisse et dure qui empêche les rennes d'accéder à la végétation pour se nourrir. Il y a environ 8 ans, ce type de neige était tellement étendu qu'un certain nombre de rennes sauvages ont migré dans notre région et sont restés à proximité des voix de chemin de fer ou des habitations, où l'activité humaine avait fait fondre la neige et rendu les pâturages accessibles. Ils y ont été exterminés par les braconniers. Une autre année, il avait plu sur la neige, puis, suite à une chute brutale des températures une couche de glace s'était formée empêchant les rennes d'accéder aux pâturages. A cause de ce même phénomène, l'an dernier les Nenets de Sibérie ont perdu près de 20.000 rennes!

Il y a un an, la chasse à la zibeline était bonne, parce qu'il y avait de la nourriture pour ces animaux, notamment des baies. A l'inverse, l'an dernier la chasse a été très mauvaise.

AL : Les éleveurs avaient prévu cette mauvaise chasse en observant la fonte des neiges. Lorsque la neige fond trop vite comme l'année dernière, il n'y a pas beaucoup de baies. Cette chasse a une importance cruciale car les nomades n'ont qu'un mois et demi pour s'assurer les revenus de l'année grâce à la zibeline ! Ils restent cependant très parcimonieux dans leur chasse et n'ont pas une attitude prédatrice. L'un de leurs principaux préceptes est de ne pas trop prendre à la nature, afin de la préserver pour les années et les générations à venir.

Eleveur de rennes en déplacement de chasse, Evenk, Yakoutie (Crédits : Lavrillier)

BE Russie : Les années où la chasse est mauvaise, comment vivez-vous ?

SN : Dans ces cas-là, nous chassons d'autres animaux, comme le renne sauvage ou l'élan. Sinon, dans les petits villages, les commerçants font crédit et pratiquent le troque.

BE Russie : Vous êtes séparés par plusieurs milliers de km, comment travaillez-vous ensemble au quotidien ?

SN : Tous les jours, je fais des relevés de données d'observations selon nos critères autochtones et ceux des scientifiques anthropologues et climatologues. De plus, nous faisons des relevés de températures à heures régulières grâce à des capteurs positionnés selon nos propres critères. Je rentre ces données ensuite dans mon ordinateur, les analyse et les transmets. De plus, je prends des photos des changements et des anomalies que je remarque. Une fois réunis, nous avons d'autres phases d'analyses des données et observations, cette fois collectives.

Gabyshev pendant une séance de mesure - qualité et profondeur neige (Crédits : Lavrillier)

AL : Une partie de notre travail est d'exprimer et d'expliquer le savoir des autochtones et d'opérer une co-production des savoirs. C'est donc entre autres en prenant des photos, en faisant des schémas que nous essayons d'expliciter ce savoir. Il faut parfois beaucoup de temps pour comprendre leurs concepts, car nos systèmes de pensée sont très différents.

SN a par exemple pris l'initiative de prendre en photo un paysage afin d'expliquer les conceptions évenk du paysage, ce qu'ils voient et ce qu'ils en déduisent. Par exemple, s'ils regardent une vallée montagneuse, traversée par une rivière et un affluant, ils sauront, en fonction du parcours du soleil et du sens des vents dominants, qu'un côté de la vallée sera moins riche en végétation, en pâturages et en gibier. Il n'y a donc pas d'intérêt d'y emmener ses rennes ou d'y chasser. A une autre période de l'année, l'autre côté de la vallée, aura des zones sans neige au début du printemps, où les rennes s'empresseront de se nourrir au sortir de l'hiver,...entre autres déductions.

Nous travaillons également sur une cartographie des lieux de migrations des rennes sauvages, et des usages des sols et des zones de campements des éleveurs sur les dernières cinquante années. Nous avons donc un historique du nombre de rennes, des campements, des familles, etc. Cette carte est ensuite superposée à celle des autres types d'activités humaines dans la région. A vrai dire, les nomades n'ont pas vraiment besoin de ces cartes, ils connaissent déjà tout cela de manière orale.

Si tous les éleveurs rencontrés partagent l'intérêt pour l'étude des changements environnementaux et climatiques et contribuent à la recherche par des discussions ou des interviews, peu s'investissent, comme le fait Semen Nikolaevitch dans toutes les étapes de la recherche. De tels alliés sont indispensables pour une véritable co-production des savoirs.

Nous sommes en train de réaliser une base de données avec toutes les photos, leurs auteurs, leur localisation géographique, les schémas et leurs explications qui mettent en lumière les enchaînements logiques et les concepts évenk. Nous préparons la publication de ces données prochainement pour mettre en avant la richesse et l'aspect systémique des connaissances autochtones. Il est important d'offrir une autorité à ce savoir autochtone en le publiant. La publication permet également à ce dernier de conserver son identité propre pour nos sociétés occidentales avant qu'il soit associé aux sciences exactes.

Lavrillier pendant une séance de mesure (Crédits : Gabyshev)

BE Russie : Avec le changement climatique, des nouveaux phénomènes surviennent et d'anciens tendent à disparaître, vous devez avoir perdu des repères ?

SN : Non. Nous nous adaptons la plupart du temps. En observant, nous pouvons prévoir la météo du lendemain.

AL : Il est important de souligner que les nomades sont constamment dans l'expérimentation, tout comme les scientifiques. Quand un savoir se transmet, la personne fait d'abord des essais avant d'intégrer ce nouveau savoir.

Par ailleurs, en plus des observations de la faune et de la flore, ils utilisent souvent leurs ressentis physiques pour prévoir le temps. Par exemple, dans les observations, en plus d'une remarque sur une espèce d'oiseau ayant chanté, ils notent s'ils se sentent fatigués pour prédire de la neige pour la journée ou le lendemain. Dès que la neige est tombée, le corps se réveille disent-ils. Je suppose que ce ressenti est dû à la pression atmosphérique. Mais ce n'est qu'un seul des nombreux indices présents dans l'environnement naturel qui leur permettent de prédire la météo.

BE Russie : Quand retournez-vous en France ? Que comptez-vous y faire ?

SN : J'y serai début septembre jusqu'en octobre. Nous avons beaucoup de travail d'analyse, de traduction, de mise en forme des données et de discussions transdisciplinaires avec les climatologues (M. Rojo et C. Claud) et la chercheuse Touva (R. Chondan) avec qui nous écrivons un article ou encore avec les collègues travaillant chez les Sami ! Ensuite, je reviendrai en mars. Avec AL, nous planifions d'écrire un livre et de réaliser un documentaire. Mais, même quand je suis en France, l'observation continue grâce à mes frères qui me remplacent et font les relevés des données d'observations. Nous avons maintenant près de deux ans d'observation continue.

AL : Pour ma part, je rejoindrai Semen Nikolaevitch dans la forêt sibérienne en hiver. Ca me prend près de deux semaines pour atteindre mon terrain d'étude, mais c'est indispensable de travailler avec les autres éleveurs et de continuer sur place la coproduction des savoirs.

Passage d'un col pendant une tempête de neige lors d'une nomadisation (Crédits : Gabyshev)

[1] Laboratoire de Météorologie Dynamique - LMD/Ecole Polytechnique (Palaiseau), Ecole Normale Supérieure, Université Pierre et Marie Curie (Paris)

[2] UNESCO - LINKS (Local and Indigenous Knowledge System)

[3] http://redirectix.bulletins-electroniques.com/CGFTm

[4] Equipe de recherche Ethnoécologie et savoirs locaux, CNRS-MNHN, Paris