François Gemenne : « L’urgence climatique et l’urgence terroriste posent la même question »

Oublier le climat pour se concentrer sur la sécurité est contre-productif aux yeux de François Gemenne, spécialiste des migrations. Ces deux questions nous rappellent qu’« il va falloir faire des choix qui touchent à notre rapport à l’autre ».

 

Tout était réglé depuis des mois. Enfin, la menace climatique allait être en haut de la liste des préoccupations médiatiques et politiques, grâce à la Conférence des Nations unies sur le climat (à Paris, du 30 novembre au 11 décembre). Et puis la France a été frappée.

La menace terroriste a remplacé la menace climatique dans nos têtes et dans les journaux. Même les actions prévues de la société civile sont annulées.

Dans ce triste temps intermédiaire, il est utile d’écouter François Gemenne. Spécialiste des migrations, ce chercheur en sciences politiques travaille depuis dix ans sur les impacts du changement climatique sur nos sociétés. Contre les préjugés – si nombreux sur ces sujets – il alerte, explique et, parfois, s’énerve.

Quand on nous parle du changement climatique, c’est souvent avec des mots techniques et des chiffres froids, à propos de faits lointains. François Gemenne fait partie de ceux qui savent rappeler que ces questions sont déjà inscrites dans notre quotidien.

Rue89 :  Les attentats ont éloigné un peu plus l’urgence climatique dans l’agenda politique et médiatique. Comment être entendu quand on parle du climat après ces événements ?

François Gemenne : Après les attentats, tout passe au second plan, tout le reste apparaît dérisoire. C’est compréhensible, mais c’est évidemment aussi le but des terroristes : capter toute l’attention politique et médiatique. Or, la question climatique nécessite un autre état d’urgence, comme le dit Bruno Latour. Il est absolument capital que les attentats ne détournent pas l’attention qui doit être portée à la COP21. Parce qu’au fond, l’urgence climatique et l’urgence terroriste posent la même question : comment vivre ensemble dans un monde globalisé ? Et, accessoirement, c’est le pétrole qui finance largement Daech…

Vous êtes spécialiste des migrations. Comment en êtes-vous venu à travailler sur le climat  ?

Au départ, c’est une coïncidence. J’étais stagiaire à l’ONU à New York à l’été 2001, et je me suis retrouvé coincé dans un ascenseur avec l’ambassadeur de Tuvalu. Il m’a raconté que si son pays avait adhéré aux Nations unies – ce qui coûte cher à leur échelle –, c’est uniquement pour sensibiliser la communauté internationale à la possibilité que Tuvalu se trouve englouti par la hausse du niveau des mers.

A l’époque, le changement climatique apparaissait comme une menace assez lointaine, on savait encore assez peu de choses sur sa dimension humaine. Cette question m’a passionné.

La situation a peu changé depuis 2001, on parle encore souvent du changement climatique comme d’une menace lointaine...

Oui, on continue à voir le changement climatique comme une catastrophe future que l’on peut éviter, en particulier si l’on a un accord fort à Paris [pendant la COP21].

La vérité, c’est que le changement climatique est déjà là, c’est déjà une réalité. Les catastrophes naturelles déplacent chaque année 26 millions de personnes [plus que le nombre de réfugiés de guerre], c’est une personne par seconde, et à ce chiffre il faut ajouter les déplacements liés à des dégradations plus lentes de l’environnement.

Simplement, on ne voit pas les victimes parce qu’elles habitent dans des pays loin de nous, où peu d’entre nous ont déjà mis les pieds

Sur la question des réfugiés climatiques, on parle souvent de dizaines de millions de personnes déplacées d’ici quelques décennies, de hordes de personnes débarquant en Europe. Ces chiffres vous semblent justifiés  ?

La vérité, c’est qu’on est incapable de dire «  il y aura X millions de déplacés en telle année  », en l’état actuel de la science. On peut établir des scénarios, c’est tout. Il faut aussi essayer de comprendre comment les migrations ont lieu sur le terrain.

On voit que les populations les plus vulnérables sont aussi celles qui sont les moins mobiles, contrairement à ce qu’on pourrait croire, parce que les migrations coûtent très cher. La migration se fait aussi parfois de manière irrationnelle, parfois d’une zone vulnérable à une autre zone vulnérable, parce que les gens n’ont pas les moyens d’aller plus loin.

Tout cela dépend aussi beaucoup des choix politiques et collectifs qui seront faits. Quand je parle de choix politiques, c’est, par exemple, quel territoire menacé on va préserver et quel autre on va sacrifier.

On ne pourra pas mettre des digues partout, on ne pourra pas construire des îles artificielles partout, donc des choix politiques vont être faits, et ces choix vont avoir des conséquences énormes sur les déplacements et les localisations des populations.

Comment faire prendre conscience qu’il y a déjà des choix à faire sur ces sujets  ?

Il faut faire comprendre aux dirigeants que leur intérêt est d’accompagner ces migrations pour en tirer un maximum de bénéfices, pour les migrants comme pour les sociétés d’accueil et d’origine.

Plutôt que faire de la migration une solution de dernier ressort, on peut en faire une solution d’adaptation. Les gens peuvent migrer non pas parce qu’ils ont échoué à s’adapter, mais précisément pour s’adapter. Pour cela, il faut mettre en place les conditions, leur donner les moyens de s’adapter en leur donnant des ressources, des contacts ou des informations.

Après les attentats, le débat sur l’immigration s’est encore dégradé. Certains ont fait le lien entre l’arrivée de réfugiés en France et le trajet des terroristes. Craignez-vous que la situation empire ?

Un des objectifs des terroristes, c’est évidemment de monter les gens les uns contre les autres. Et notamment de jeter la suspicion sur les réfugiés, puisque Daech est l’ennemi commun de la France et des réfugiés. Même si l’on pourrait croire qu’il s’agit d’une mesure de sécurité nécessaire, fermer la porte aux réfugiés sert en réalité l’intérêt des terroristes.

Et marginaliser, stigmatiser les populations musulmanes sert aussi l’intérêt des terroristes, puisque ce sont ces musulmans marginalisés qu’ils espèrent recruter et radicaliser. C’est leur stratégie.

Faut-il politiser la question climatique, comme le recommande par exemple la chercheuse Amy Dahan  ?

Tout à fait. Tout se passe comme s’il y avait un grand consensus politique sur la question climatique, comme si ce n’était pas un enjeu électoral. C’est cet unanimité de façade qui fait naître certains mouvements climatosceptiques.

Mais le seul consensus sur la question est scientifique. Au niveau politique, il y a des intérêts extrêmement contradictoires qui sont en présence. Il va falloir faire des choix qui vont froisser des intérêts, fâcher certaines personnes...

On a l’impression que la population est totalement coupée de ces choix collectifs. Les élections régionales françaises tombent par un hasard de calendrier en même temps que la COP21. Pourtant, on a l’impression que ce qui va se passer dans les urnes n’a rien à voir avec ce qu’il va se passer au Bourget [lieu où va se dérouler la COP21, ndlr]. Il y a un problème démocratique.

Les acteurs autour de la table sont toujours les gouvernements, comme on le faisait après la Seconde Guerre mondiale. Or, ceux qui ont le plus de leviers pour agir ne sont pas les Etats, mais les collectivités, la société civile, les sociétés privées. Il faut penser à mettre d’autres acteurs autour de la table, à signer d’autres types d’accords. On pourrait même représenter les acteurs non humains et les générations futures autour de la table.

Quelque chose m’a beaucoup frappé au sommet de Copenhague en 2009. Pour que la négociation ne soit pas juste un calcul de tonnes de CO2 sur des tableaux Excel, la société civile, les ONG, les peuples indigènes sont venus et ont essayé de représenter la réalité du changement climatique. Dans les derniers jours, pour des raisons de sécurité, ils ont été exclus du centre de négociation. On avait l’impression d’une négociation totalement déconnectée de la réalité. Mais on ne doit pas négocier que des tonnes de CO2 ou des milliards d’euros, on négocie aussi la vie des gens.

Malheureusement, les marches et rassemblements prévus ont été annulés. Pensez-vous que cela peut nuire à l’issue de la COP ?

Bien sûr. Tout ce qui réduira le rôle, la force et la voix de la société civile sera nuisible à la COP. La société civile est indispensable pour ancrer la négociation dans le réel, pour éviter qu’elle ne s’enferme dans une bulle comme cela avait été le cas à Copenhague.

Cela étant, je comprends naturellement la nécessité d’éviter les rassemblements de foule importants. Mais la société civile doit maintenant trouver d’autres façons de manifester et de peser sur la négociation. Après tout, on n’est pas forcés de manifester avec ses pieds : on peut aussi manifester avec sa voix, avec son téléphone, avec son compte Facebook...

Comment inscrit-on la vie des gens dans un accord international ?

La solution que l’on peut trouver à un problème tient beaucoup à la représentation que l’on se fait de ce problème. Aujourd’hui, il n’y a pas de représentation commune du problème du changement climatique. Pour certains, c’est un problème économique, pour d’autres, un problème de survie, de développement, de sécurité, de compétitivité. La lutte contre le changement climatique n’est donc pas un projet politique mobilisateur, elle est encore vécue comme une contrainte.

On a une vision claire du monde catastrophique auquel il faut essayer d’échapper. Ce qu’on n’a pas encore, c’est une idée d’un monde attirant. Quel est le chemin et les obstacles pour y arriver dans deux générations ? Il faut commencer par construire ensemble ce projet politique.

Pour provoquer une prise de conscience, faut-il s’énerver, comme vous l’avez fait sur plusieurs plateaux de télé  ?

Je ne suis pas expert en communication, je ne sais pas si c’est une bonne stratégie. J’estime que mon rôle de chercheur est aussi de montrer que ce ne sont pas des débats de salon, d’exprimer les options qui s’offrent à nous.

Il va nous falloir faire des choix qui touchent à notre rapport à l’autre. C’est là qu’il y a des correspondances entre le climat et les migrations.

Je ne veux pas accuser Philippe Verdier de défendre le Front national, mais il y a dans son discours sur le climat quelque chose qui se rapproche beaucoup de celui du FN sur l’immigration. Verdier dit que le changement climatique va produire une série d’impacts positifs en France, que c’est bien pour nous, que ça va créer une ambiance de vacances. De la même façon, le FN dit qu’il ne faut pas laisser les autres venir chez nous, parce qu’on est bien entre nous, et ce parti propose de créer une forteresse autour de nous. C’est la même logique.

Sur le climat, la question c’est  : est-on capable de sacrifier notre intérêt actuel pour l’intérêt supérieur de gens qu’on ne connaît pas, soit parce qu’ils habitent ailleurs, soit parce qu’ils ne sont pas encore nés  ? La question se pose principalement dans les pays industrialisés qui doivent faire l’essentiel de l’effort et qui ne seront pas les principales victimes des impacts du changement climatique.

Faut-il désigner des responsables  ?

C’est très difficile d’identifier des responsables. La Chine est le premier émetteur mondial mais la majorité des biens qu’elle produit sont destinés au marché mondial. Qui est responsable  ? Je pense qu’il faut plutôt travailler sur la capacité à faire quelque chose. J’en reviens aux migrations. Angela Merkel a dit « nous allons accueillir des réfugiés » et elle a dit « nous allons le faire parce que nous pouvons le faire, nous avons les moyens de le faire ». Avec cette logique-là, on ouvre beaucoup de perspectives.

Vous êtes optimiste sur la réponse de nos élus à cette question ?

Non, et c’est pour ça qu’il faut une mobilisation de la société civile. Malheureusement, quand on parle d’environnement, on s’adresse aux gens comme à des consommateurs, pas comme à des citoyens. Vous pouvez acheter tel type d’ampoules, vous pouvez acheter des panneaux solaires… Ces actes sont important, mais l’essentiel de nos émissions dépendent de choix collectifs et on ne le dit pas assez.

Les médias ont un rôle à jouer. Je rêve d’un débat politique télévisé entre des candidats sur des questions climatiques et environnementales, pour contribuer à les mettre à l’agenda politique et à en faire un déterminant du vote.

Beaucoup de gens croient à des solutions technologiques. Est-ce une bonne piste de recherche ou un leurre  ?

Ça reste largement un leurre. Il y a un vrai risque de tomber dans le techno-optimisme, un vrai risque de se dire « ce n’est pas grave de ne pas réduire aujourd’hui nos émissions, on pourra compter dans le futur sur une rupture technologique majeure qui nous permettra de nous passer des énergies fossiles ». Bien sûr, j’espère cette rupture, et bien sûr, les technologies auront un rôle à jouer. Mais ces technologies n’arriveront pas forcément à temps et elles peuvent comporter des risques, comme l’a montré la géo-ingénierie.

D’autre part, certaines technologies existent déjà mais ne sont pas accessibles à tous, notamment pour les pays en développement et pour certaines classes sociales. Pour eux, l’énergie la moins chère est souvent la plus polluante. Il faut rendre ces technologies plus accessibles.

Le drame, c’est que nous avons déjà aujourd’hui les solutions technologiques qui permettraient de nous en sortir, mais elles sont trop peu utilisées, notamment parce que les énergies fossiles reçoivent énormément de subventions, ce qui rend les renouvelables moins compétitives.

 

Source: http://rue89.nouvelobs.com/2015/11/23/francois-gemenne-lurgence-climatique-lurgence-terroriste-posent-meme-question-262127